92.
Dans un craquement sinistre, la porte de la loge finit par céder sous les coups d’épaule.
Les deux femmes sont capturées par les costards roses qui les bousculent et les amènent face à Tadeusz Wozniak.
— Vous avez failli une fois de plus gâcher la fête, mademoiselle Nemrod. Mais je ne suis pas homme à laisser tomber aussi facilement un spectacle. Puisque vous avez troublé le dernier duel pour sauver Mimi « La Terreur Pourpre » vous l’affronterez directement sur scène.
La jeune journaliste veut se débattre mais le costard rose à tête de chien la maintient d’une poigne solide.
Il la pousse en avant, et quelques minutes plus tard elle est à son tour sanglée dans le fauteuil du ring. Mimi « La Terreur Pourpre » est elle aussi attachée, mais semble beaucoup plus sereine.
Tadeusz Wozniak remonte sur scène et prend le micro pour calmer la salle.
— Mesdames ! Messieurs ! Tout va bien. La situation est entièrement sous contrôle et le spectacle va se poursuivre dans les secondes qui viennent.
Mais le brouhaha ne cesse pas pour autant. Des spectateurs debout s’apprêtent à partir.
Tadeusz Wozniak fait signe au responsable régie d’éteindre la salle et de ne garder allumé que le ring où il se trouve avec les deux femmes challengers.
— Merci de votre attention. Comme je le disais tout à l’heure, vous n’avez rien à craindre. Ce petit incident a été rapidement maîtrisé et vous pourrez profiter de la suite de notre soirée.
Certains se rasseyent. Bientôt imités par les autres.
Mais un homme en costume noir, entouré de ses propres gardes du corps, se lève et demande des explications sur ce qu’il vient de se passer.
— OK, dit Tadeusz, vous avez le droit de savoir. Il s’avère que la petite demoiselle qui a surgi est une… journaliste du Guetteur Moderne.
Aussitôt la salle réagit. Certains se lèvent à nouveau.
— Restez calmes ! Je vous propose d’assister tout simplement à sa mise à mort. Ainsi, puisqu’elle veut percer le mystère de nos petits jeux, elle y parviendra en affrontant celle qu’elle a failli sauver !
Cette fois tout le monde se rassoit.
Lucrèce Nemrod se débat dans les sangles de cuir, mais elle est entravée suffisamment serrée pour l’empêcher de se dégager. Elle peste, secoue sa longue crinière rousse. Ses yeux émeraude lancent des éclairs.
— Pas besoin de vous rappeler les règles, mademoiselle Nemrod, j’imagine qu’elles n’ont plus de secret pour vous. Alors allons-y.
Tadeusz fouille dans le sac et sort une pierre noire.
— Et ce sera… Mimi La Terreur Pourpre qui ouvrira les hostilités. Allez Mimi, montre-nous ton talent.
L’animateur descend du ring et rejoint le premier rang.
Le grand écran s’éclaire, montrant le visage des deux compétitrices, cette fois sans masque. Au-dessous, la ligne du galvanomètre échelonnée de 1 à 20.
Mimi se racle la gorge. Puis :
— C’est l’histoire de deux jeunes orphelines dans un pensionnat. L’une est très belle, et l’autre très amoureuse d’elle, mais ne sait pas comment le lui dire, alors elle l’observe de loin. Un jour, voyant que l’autre s’entaille les cuisses avec la pointe de son compas, elle se dit que la manière de lui plaire est peut-être de lui faire mal à sa place.
Un silence suit. La salle attend la chute.
— C’est ma blague, signale Marie-Ange Giacometti.
Lucrèce Nemrod reste imperturbable. Sa ligne ne monte même pas à 3 sur 20. Elle prend la parole :
— C’est l’histoire de deux jeunes orphelines dans un pensionnat. L’une est très seule, et elle rencontre une autre fille qui semble la comprendre. Elle se dit qu’enfin elle a trouvé un être avec qui communiquer. Mais l’autre en fait ne l’aimait pas, elle voulait juste se moquer d’elle.
Nouveau silence.
— C’est aussi ma blague.
Le galvanomètre de Marie-Ange monte légèrement, à 6 sur 20, mais ce n’est pas du rire, c’est juste de l’émotion.
La salle commence à huer la mauvaise qualité des saillies.
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORTE ! hurle quelqu’un.
Le visage de Marie-Ange change.
— … Non, la fille ne voulait pas se moquer d’elle. Elle voulait juste ajouter du piquant au quotidien, la vie dans l’orphelinat était répétitive et triste. Alors elle s’est dit que comme son amie semblait aimer souffrir, elle pouvait l’aider. Et finalement elle avait cru trouver la meilleure manière de communiquer avec elle.
Quelques sifflets nerveux fusent dans la salle.
Le galvanomètre de Lucrèce reste à 1 sur 20. Elle articule posément :
— … Cependant, l’une des deux orphelines trahit la confiance de l’autre. Au lieu de rester dans la discrétion et l’intimité de leurs jeux intimes, elle l’attacha nue à un lit, fit venir les filles de la chambrée et peignit sur son corps des poissons en criant « Poisson d’avril. ».
Cette fois quelques personnes dans la salle commencent à rire.
Marie-Ange ne peut contenir une émotion, son galvanomètre se stabilise à 9 sur 20.
Des mains se lèvent pour lancer les paris. Tadeusz est surpris mais il autorise d’un geste les Darius Girls à circuler pour collecter les mises.
— Dis-moi que tu regrettes, lance la journaliste scientifique.
— Non, au contraire, tu as révélé mes deux talents : le comique et le sadomasochisme. Merci, Lucrèce.
La salle cette fois réagit positivement. Les mises affluent, tout le monde écoute cet étrange dialogue qui ne ressemble pas aux PRAUB dont ils ont l’habitude.
— Comme nous n’avons jamais eu le temps de parler jusqu’à ce jour, je vais te raconter comment j’ai lié ces deux passions. À ma sortie de la pension, j’ai tâté du comique dans des petits cabarets et ça ne marchait pas. J’étais au chômage et prête à tout pour trouver un petit job, de préférence à la télévision ou à la radio. Et puis un jour, une amie qui était maîtresse sadomaso professionnelle m’a proposé de venir travailler avec elle. Elle avait tellement de demande qu’elle n’arrivait pas à satisfaire sa clientèle en croissance exponentielle. La première séance s’est déroulée dans son appartement transformé en salle des supplices. Il y avait là huit hommes en string ou couche-culotte. Parmi eux j’ai reconnu les dirigeants de grandes chaînes de télévision et de radio. Je n’en revenais pas. Tous ces directeurs que j’essayais en vain d’approcher pour quémander du travail, ils étaient à quatre pattes avec des laisses, des trucs en cuir cloutés qui leur serraient le sexe, et mon amie maîtresse m’a dit : « Vas-y, bats-les, ils ont payé pour ça. » J’ai commencé à les frapper et ils ont râlé. Je me demandais ce qui n’allait pas et mon amie m’a dit que… je ne tapais pas assez fort, ils avaient l’impression de ne pas en avoir pour leur argent.
Cette fois l’hilarité gagne la salle.
— Alors j’ai frappé de toutes mes forces et ils se sont mis à grogner différemment dans leur bâillon. Comme des animaux. Tu t’imagines, Lucrèce, les hommes les plus puissants des médias, ceux qu’on n’arrive jamais à approcher, et je les avais à mes pieds à quatre pattes. Et je leur donnais des coups de martinet. Mais mon rêve, tu veux que je te dise, c’était… de leur filer mon curriculum vitae pour décrocher un job dans une chaîne !
Cette fois la salle tout entière s’esclaffe. En revanche, Lucrèce Nemrod reste sagement à un 3 sur 20. L’autre poursuit, imperturbable :
— Même un travail de standardiste m’aurait suffi.
La salle est emballée.
— J’ai laissé tomber. Par la suite j’ai trouvé un job plus en accord avec ma première passion : vendeuse dans un magasin de farces et attrapes. Tu sais, le fluide glacial et le poil à gratter ? Eh bien c’étaient mes spécialités. Et là mon public était essentiellement composé de morveux sadiques de 13 ans prêts à devenir plus tard… directeurs de chaînes chez ma copine !
La salle pouffe encore alors que la jeune journaliste reste imperturbable.
— Ce n’était pas grand-chose mais j’ai pu financer mes apparitions sur scène. Et j’ai amélioré mon art de faire rire pour devenir une vraie professionnelle.
— Mais si tu es ici, c’est que tu es restée une vraie professionnelle qui… débute, tranche Lucrèce.
Quelques rires d’approbation lui parviennent.
— Ah, j’aime te voir comme ça. Toujours farouche. Toujours libre. Je sais que tu ne me croiras pas, mais sache que je t’ai toujours aimée, Lucrèce. Tu es la plus belle femme que j’aie rencontrée dans ma vie. Tu es la féminité incarnée.
L’ambiance retombe d’un coup.
Le compteur de Lucrèce reste à 3 sur 20.
Le public manifeste :
— PRAUB ! PRAUB ! PRAUB !
Lucrèce répond :
— Et moi je te trouve ridicule. Tu es juste une marchande de farces et attrapes, Marie-Ange.
La fille aux longs cheveux noirs ne rit pas, mais son émotion modifie la résistivité de sa peau et elle monte à 11 sur 20.
La salle réagit à nouveau.
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORTE ! SOIS DRÔLE OU SOIS MORTE !
— Jamais je ne t’ai oubliée, Lucrèce. Tu as été ma plus grande histoire d’amour. Mais tu ne comprends rien. Alors maintenant je vais te tuer car faire rire c’est mon métier. Ta mort sera l’aboutissement de cette blague commencée il y a plus de dix ans.
Lucrèce monte à 9 sur 20. C’est une émotion de rage. Cette fois les parieurs commencent à être déçus.
— PAS DE BLABLA. PRAUB ! PRAUB ! SOIS DRÔLE OU SOIS MORTE ! crie quelqu’un.
— Tu vois, tu déçois le public. Tu n’es pas drôle. Allez, continuons dans l’humour. Sache qu’après t’avoir dit « ce n’est pas grave » je suis retournée dans ma chambre et j’ai tenté de me suicider.
La salle applaudit la repartie.
— Te suicider ?
Marie-Ange ne peut retenir un début de rire qui la fait monter à 13 sur 20.
Des mains se lèvent pour augmenter les mises. Les Darius Girls courent pour recueillir les paris, nettement à l’avantage de Lucrèce Nemrod, donnée gagnante à 8 contre 1.
Marie-Ange Giacometti commence à s’inquiéter. Elle décide d’attaquer.
— Tu étais tellement grotesque, attachée au lit, en train de te tortiller dans tes liens comme une petite dinde avec ta peau nue, toute décorée de poissons.
Elle ponctue de bruits de bouche.
Rires de la salle.
Le galvanomètre de Lucrèce monte à 11 sur 20 sous l’effet de la colère.
Ce truc enregistre aussi bien le rire que la rage. Il ne tient pas compte de la nature de mes pensées. La joie et l’angoisse ne sont que des émotions et donc une sensibilité épidermique.
Elle peut réussir par le cynisme ce qu’elle rate par l’humour. Les armes changent, je dois m’adapter.
— Tu sais pourquoi tu aimais me faire souffrir, Marie-Ange ? Parce que tu ne peux prendre ton pied que comme ça. Tu as été incapable de m’aimer normalement, mais tu es incapable d’aimer normalement qui que ce soit. C’est pour cela que tu as développé ces deux passions, l’humour et le sadomasochisme. Se moquer et faire souffrir sont deux manières de combler ton problème d’anorgasmie.
Ce dernier mot déclenche une montée brutale du compteur de Marie-Ange.
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORTE ! crie le public, déçu mais intrigué malgré tout.
— L’amour, le vrai, n’est… ni drôle, ni accompagné de souffrance.
Le compteur de Marie-Ange monte à 14 sur 20, mais se stabilise.
C’est à son tour de s’exprimer.
— Très bien. J’admets, je suis une perverse qui aime faire souffrir et se moquer des autres. Mais dans ce cas je te pose la question : pourquoi as-tu été attirée par moi ? Parce que si je suis anorgasmique, toi par contre tu avais l’air de jouir beaucoup ! Le rapport bourreau-victime se joue à deux. Et nous étions deux, Lucrèce. Dans ce cas je te pose la question : qui est la plus perverse de nous deux ? N’est-ce pas celle qui jouit le plus de la relation ? Et si c’était toi qui par ton attitude de soumission m’avais transformée… en ce que tu me reproches d’être aujourd’hui ?
Le propos est tellement inattendu que Lucrèce a une réaction étrange, comme un tic.
Voyant qu’elle a trouvé une faille, Marie-Ange enchaîne :
— D’ailleurs, pourquoi m’aurais-tu sauvée face à Cathy « La Belette Argentée… » si tu ne tenais pas éperdument à… moi ?
Au lieu de répondre, Lucrèce sent un rire réactif monter en elle. De la sueur se met à couler dans son dos. Sa peau se hérisse. Elle essaie de se retenir de respirer, mais le galvanomètre monte : 12… 13… 14… 15… 16… 17…